Peignant, je manipule et joue avec des concepts, mais c’est sans importance : ils ne sont pas le moteur de mon travail, ils sont les points de transition d’un devenir.
Je peins pour envisager d’un point, un pont vers un devenir. Je veux appréhender, dans un présent donné (intersection du temps, de l’espace, de l’être et du faire) par le jeu des gestes, des formes et de la couleur, une issue possible, pour pouvoir donner un corps à l’altérité.
L’image que je recherche n’existe pas encore, sa quête entretient mon désir.
Je parcours, aveugle, l’étendue qui me sépare du vide, tout en chargeant de sens mon lien à la matière.
Un sillon, un chemin, comme une caresse, une égratignure, une trace, la morsure du réel.
Mettre en jeu, au réel, cet engagement intime : peindre. De prises de consciences en lâcher-prise, de chutes libres en ascensions, inscrire concrètement dans une temporalité multiple et circulaire : recherches, expériences, réflexions, décisions, avancées, échecs, repentirs…
Comment parler de ma peinture : je sais juste qu’il ne s’agit pas d’une ligne tendue si ce n’est celle, de l’intérieur vers l’extérieur, définissant, autant que ma propre construction, mon rapport à l’altérité.
De l’intérieur, vers l’extérieur, comme l’unique trait de pinceau d’une pensée picturale autre qu’occidentale même si cette dernière, indiscutablement me nourrit aussi.
Hors cette ligne tendue, mon cheminement participe plutôt d’un enchevêtrement de lignes, d’un réseau d’exploration.
Un chemin qui n’en serait donc pas véritablement un, mais plutôt cet entrelacs, visible à distance, de cercles concentriques ou sécants ; les points de jonctions comme autant de ponts vers une préhension nouvellement chargée de sens de tout ce qui fait ouverture au monde. Je percevrais parfois ainsi l’évolution de mon travail, comme la croissance d’une plante, sans vouloir réellement comprendre pourquoi telle branche a poussé là, telle feuille s’est épanouie ici, me contentant de réunir les conditions nécessaires à cette croissance, à commencer par le temps et les moyens objectifs de sa production.
Je ne modélise pas, il n’y a pas ici de grille préalable d’analyse logique ou analogique. Tout au plus, certaines expériences fonctionnent en prototype et du singulier se dégage une série, jusqu’à ce que cette série engendre elle-même un nouveau prototype.
Lorsque analogie au réel il y a, elle fonctionne au gré d’une lecture des nuages, fait figure de paréidolie.
Lorsque – comme par le dessin souvent – une forme identifiable surgit, c’est qu’elle était d’abord inscrite en moi, chargé d’un sens qui ne saurait être traduit que par la peinture ou en prétexte à la peinture.
Ainsi, ma relation duelle au monde, à l’altérité, se traduit par une recomposition de visions d’éléments naturels marquants, d’images agentes, mutant en ce qui par la peinture, ne peut être une image, mais bien une entité sensible au regard, ce regard inhérent à la peinture qui porte en lui la distance et le temps, la vanité du présent.
Procédant par filtres (étapes autonomes) successifs, les touches, fonctionnant en révélateur de réminiscences, se croisent, se mêlent et se déposent jusqu’à ce que l’équilibre obtenu puisse, ou du moins me semble, être lisible ou cohérent avec cette éthique personnelle construite au fil de mon cheminement de peintre ; éthique avec laquelle je me propose de construire tel habitacle provisoire plutôt qu’un autre pour ma pensée. Aux horizons multiples, la facilité n’est qu’apparente, l’obscurcissement des valeurs qui semblent un temps certaines ne se déjoue sans opiniâtreté. Ce travail est une quête et appelle à recomposer perpétuellement l’ordre à peine établi.
De l’assise du passé forcément réévalué sous l’incertitude du devenir, à l’interruption certaine de la fin d’un parcours de vie en ligne de mire, je n’en oublie pas de jouir du travail de cette matière fluide et exigeante, âpre et charnelle, dont le contact entretient en boucle la renaissance perpétuelle du désir qui l’a fait naître.